
Tabagisme en Algérie: Les coûts que l'on ne calcule pas
https://care.dz/docs/document/offres/CARE-Taxation-Tabacs-Note-Synthetique-131.pdf
Des aspects économiques de la lutte antitabac en Algérie
En ces temps où la pandémie du coronavirus a envahi la planète entière et durement affecté tous les systèmes économiques, il n’est pas sans intérêt de jeter un regard sur une autre forme d’épidémie qui, si elle n’est pas contagieuse et ne bloque pas l’économie mondiale, n’en représente pas moins un fléau dévastateur aussi bien pour la santé humaine que pour les finances publiques de tous les pays à travers le monde.
Les autorités algériennes accordent depuis longtemps une grande importance à la lutte contre les méfaits du tabac et, de ce point de vue, il n’y a pas de doute que cette lutte a permis des progrès incontestables et à fait reculer le taux de prévalence de la consommation de ce produit nocif parmi la population algérienne.
Cela étant, si les orientations de la politique publique sont clairement formulées et identifiées, il reste qu’avec l’évolution globale du contexte économique national et avec celle de l’organisation de cette filière de notre industrie, l’analyse des conditions de sa mise en œuvre sur le terrain permet de déceler un certain nombre d’incohérences que les pouvoirs publics compétents gagneraient à corriger.
Aussi, à travers la présente note, CARE tient avant tout à jeter la lumière sur ce volet essentiel de la politique économique publique, un volet extrêmement sensible du fait qu’il se trouve à l’intersection entre des préoccupations classiques de promotion d’un secteur industriel important et des obligations sanitaires de tout premier ordre.
1- Selon l’OMS, le tabac, cause majeure de décès, de maladie et d’appauvrissement
La lutte antitabac est considérée comme une des axes prioritaires pour les politiques de santé publique à travers le monde. C’est ainsi qu’au regard de l’OMS (Organisation mondiale de la santé)[1] :
- L’épidémie de tabagisme est l’une des plus graves menaces ayant jamais pesé sur la santé publique mondiale, elle fait plus de 8 millions de morts chaque année dans le monde.
- Toutes les formes de tabac sont nocives et il n’y a pas de seuil au-dessous duquel l’exposition est sans danger.
- Le tabac est le plus souvent consommé sous la forme de cigarettes, mais il est consommé également sous d’autres formes tout aussi nocives pour la santé.
- Le tabac contient de nombreuses toxines cancérogènes et sa consommation augmente le risque de cancer du poumon, de la tête, du cou, de la gorge, de l’œsophage et de la cavité orale (cancer de la bouche, de la langue, des lèvres et des gencives) ainsi que de plusieurs affections dentaires.
- Plus de 80 % parmi les 1,3 milliard de fumeurs dans le monde vivent dans des pays à revenu faible ou intermédiaire, là où la charge de morbidité et de mortalité liées au tabac est la plus lourde. Le tabagisme contribue à accentuer les effets de la pauvreté.
- Les coûts économiques du tabagisme sont considérables : il s’agit à la fois des coûts substantiels qu’entraîne le traitement des maladies causées par le tabagisme et du capital humain perdu à cause de la morbidité et de la mortalité imputables au tabac.
2- La prévalence de la consommation du tabac en Algérie : une évolution satisfaisante, mais des progrès encore attendus
Si la lutte antitabac figure bel et bien parmi les préoccupations de la politique algérienne de santé publique, les autorités publiques compétentes ne rendent pas compte de manière significative des efforts accomplis et résultats obtenus[2]. En revanche, on trouve des informations importantes dans le dernier rapport de l’OMS (troisième édition)[3] sur la prévalence de la consommation du tabac en Algérie comme à travers tous les pays du monde.
2.1- On y apprend ainsi que le nombre des personnes âgées de 15 ans et plus consommant du tabac en Algérie s’élevait, au cours de l’année 2018, à 4,3 millions, parmi lesquelles 4,3 millions d’hommes et 100 000 femmes.
En comparaison avec le reste du monde, le taux de prévalence de l’usage du tabac en Algérie se situe dans une moyenne raisonnable, soit 18,8% de la population concernée, contre un taux moyen de 12,7% en Afrique et 23,6% à l’échelle mondiale. Comme indiqué au tableau 1 ci-dessous, la même remarque peut être faite par rapport aux pays voisins de la région. Notons que le Maroc est le pays qui obtient les meilleurs résultats.
Tab.1 - Taux de prévalence de l'usage du tabac - Population de 15 ans et plus - Année 2018 |
||||||
(en%) |
Monde |
Afrique |
Algérie |
Egypte |
Maroc |
Tunisie |
Global |
23,6 |
12,7 |
18,8 |
21,3 |
14,7 |
26,0 |
Hommes |
38,6 |
21,3 |
36,3 |
42,1 |
28,6 |
49,1 |
Femmes |
8,5 |
4,1 |
1,4 |
0,4 |
0,9 |
2,9 |
Source : OMS (Rapport Prévalence de l'usage du tabac - 2000-2025 - Troisième Edition) |
2.2- Si les cigarettes constituent le mode principal de la consommation du tabac en Algérie, elles ne constituent qu’une partie, soit 59%, des types de tabacs utilisés, comme le montre le tableau 2 ci-dessous.
Tab. 2 - Taux de Prévalence de la consommation de Cigarettes et des Autres Tabacs |
|||
(en%) |
Taux Global |
Dont: Cigarettes |
Autres Tabacs |
Global |
18,8 |
11,1 |
7,7 |
Hommes |
36,3 |
21,7 |
14,6 |
Femmes |
1,4 |
0,5 |
0,9 |
Source : OMS (Rapport Prévalence de l'usage du tabac - 2000-2025 - Troisième Edition) |
Le Rapport de l’OMS ne donne pas de précision sur les autres modes de consommation du tabac utilisés (cigares ; tabacs à priser ; etc.), une information que les autorités algériennes gagneraient à rechercher, eu égard à son importance non négligeable dans leur politique de lutte antitabac. Une enquête – sondage serait particulièrement recommandée à cet effet.
2.3- Enfin, l’information principale fournie par le rapport de l’OMS a trait aux tendances de l’évolution de la consommation du tabac sur une période longue de vingt (20) années, avec même des projections de tendance sur l’année 2025.
Entre les années 2000 et 2020, l’OMS relève un recul significatif de la prévalence d’usage du tabac au niveau mondial, le taux passant de 33,3% à 22,8%, soit une baisse remarquable de 31,5% en l’espace de vingt années.
Tab. 3 : Evolution du taux de prévalence de l’usage du tabac - Population de 15 ans et plus |
|||||
(en%) |
2000 |
2010 |
2015 |
2020* |
2025* |
ALGERIE |
23,2 |
23,4 |
19,5 |
18,7 |
18,1 |
EGYPTE |
20,5 |
20,6 |
21 |
21,3 |
21,5 |
MAROC |
23,3 |
17,7 |
15,7 |
13,8 |
12,1 |
TUNISIE |
39,6 |
30,9 |
27,5 |
24,5 |
21,7 |
Source : OMS (Rapport Prévalence de l'usage du tabac - 2000-2025 - Troisième Edition) - *Estimations |
Comme l’indique le tableau 3 ci-dessus, en dehors de l’Egypte qui continue de marquer le pas, Algérie, Maroc et Tunisie enregistrent des baisses importantes de la prévalence du tabac, soit -40,7% pour le Maroc, -38,1% pour la Tunisie et -19,4% seulement pour l’Algérie, pays lequel le mouvement à la baisse n’a commencé qu’à partir de l’année 2010.
Au total, si l’évolution est satisfaisante, le niveau de la consommation de tabac a devant lui encore des progrès certains à réaliser.
3- Pour l’OMS, les taxes restent le moyen le plus efficace pour réduire la consommation de tabac
Suivant la convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac[4], toutes les données disponibles depuis longtemps et toutes les études effectuées dans le monde entier laissent apparaitre clairement que :
- Les taxes sur le tabac sont le moyen le plus efficace de réduire la consommation de tabac et les dépenses de santé, notamment chez les jeunes et les personnes à faible revenu, tout en augmentant les recettes fiscales dans de nombreux pays.
- La majoration des taxes doit être suffisamment importante pour que le prix du tabac augmente plus que les revenus. Une hausse des prix de 10 % fait reculer la consommation d’environ 4 % dans les pays à revenu élevé, et d’environ 5 % dans les pays à revenu faible ou intermédiaire.
- Pourtant, la forte taxation du tabac est une mesure peu utilisée dans l’arsenal de mesures antitabac.
L’action par les prix est, de ce point de vue, l’un des leviers les plus sûrs de toute politique résolue et de long terme visant la réduction de la consommation de tabac.
4- Le tabac, un coût élevé pour le système de santé national
S’il est connu que le tabac est générateur d’un grand nombre de pathologies, l’estimation de l’impact financier de leur traitement par le système national de santé est très mal appréhendée dans notre pays.
Une telle évaluation mériterait, certes, d’être entreprise à l’avenir de manière sérieuse et méthodique ; mais on peut tout de même citer, à ce stade, le travail sans doute sommaire, mais tout à fait exemplaire et remarquable, conduit à ce sujet, en 2016, pour tenter d’estimer le coût du traitement d’un cas de cancer bronchique, une pathologie qui est fortement corrélée à la consommation du tabac.
Les éléments de cette estimation, qui a été effectuée par le Pr Rachida MERAD, avec l’appui précieux de données communiquées par le Pr GAMAZ (du CHU Mustapha d’Alger) sont résumés dans le tableau 4 ci-après :
Tab. 4 - Coût moyen estimé du traitement d’un cancer bronchique (année 2016) |
|||||
|
Coût minimal (DA) |
Coût maximal (DA) |
Moyenne (DA) |
Coefficient d’exposition* |
Coût estimé (DA) |
Chimiothérapie |
3 088 |
278 123 |
140 606 |
0,8 |
112 484 |
Chimiothérapie + Anti-Angiogénique |
143 727 |
418 761 |
281 244 |
0,8 |
224 995 |
Thérapie ciblée |
2 241 |
418 761 |
210 501 |
0,15 |
31 575 |
Immunothérapie |
786 960 |
786 960 |
786 960 |
0,8 |
629 568 |
Bilan Diagnostic |
48 500 |
||||
Bilan Pré-Thérapeutique |
3 700 |
||||
Traitement Symptomatique |
610 |
||||
COÛT TOTAL DU TRAITEMENT |
1 051 432 |
||||
(*) Pourcentage des patients concernés |
Les chiffres figurant au tableau ci-dessus, qui proviennent d’une évaluation rapprochée du coût moyen de traitement d’un cas de cancer bronchique, datent de l’année 2016 et devraient être sans doute revus à la hausse en 2020.
Malgré cela et même en retrait par rapport à la réalité, ils fournissent une indication tout à fait précieuse que l’on peut résumer ainsi :
COUT ANNUEL DE TRAITEMENT DU CANCER BRONCHIQUE : PLUS D’UN MILLION DE DA
Il y a là, à travers cette indication d’impact financier, un argument précieux qui peut servir de point d’appui à des campagnes de sensibilisation en direction des citoyens pour justifier la lutte contre la consommation de tabac.
C’est là, également, un argument de poids pour en appeler, en direction des autorités publiques, à l’augmentation des taxes sur la production, le commerce et la consommation des produits tabagiques.
5- La lutte antitabac en Algérie : d’énormes retards à rattraper
Les autorités publiques algériennes ont toujours considéré la lutte anti-tabagique comme un axe important de la politique nationale de santé publique. Toutefois, en dépit des quelques progrès constatés, les résultats sont encore loin d’être satisfaisants en la matière.
5.1- Une augmentation régulière des quantités de tabacs consommées en Algérie
Il n’existe certes pas de chiffres officiels sur la consommation finale de ce produit nocif, mais celle-ci peut être estimée à partir des statistiques disponibles en matière d’importation. En effet, la production agricole de tabac sur le territoire national étant insignifiante, c’est l’importation qui constitue la source principale d’approvisionnement du marché national, qu’il s’agisse de l’achat des intrants destinés à la transformation ou des tabacs importés sous forme de produits finis.
Aussi, en prenant comme hypothèse que les quantités potentielles de cigarettes provenant de la contrebande sont négligeables, on peut considérer les quantités importées de tabacs comme un bon indicateur de la consommation finale de ce produit sur le territoire national.
Ces quantités importées, totales et par habitant, se présentent comme suit entre les années 2005 et 2019 :
Tab. 5 : Evolution des quantités importées, totales et par habitant, entre 2005 et 2019 |
|||||||||
Années |
2005 |
2007 |
2009 |
2011 |
2013 |
2015 |
2017 |
2019 |
|
Quantités importées (Tonnes) |
12 286 |
19 525 |
19 429 |
24 578 |
25 354 |
24 925 |
19 640 |
19 091 |
|
Population totale (1000 Hab.) |
32 906 |
34 096 |
35 268 |
36 717 |
38 297 |
39 963 |
41 721 |
43 411 |
|
Quantité importée par Habitant (Kg) |
0,373 |
0,573 |
0,551 |
0,669 |
0,662 |
0,624 |
0,471 |
0,440 |
|
Source : CCI-COMTRADE & ONS (Nations Unies) |
Comme on peut le voir, les quantités importées fluctuent beaucoup d’année en année, sans doute en raison des politiques de stockage suivies par les deux entreprises en charge de la fabrication des produits tabagiques. Comme on peut le constater, les quantités totales de tabac importées ont fortement augmenté entre 2005 et 2015, mais elles commencent à décliner légèrement depuis.
Cela étant, on mesure mieux le poids des volumes de tabacs importés quand on les rapporte à une population qui, elle-même, connait une croissance régulière sur la période, d’une moyenne annuelle de 2%.
Ainsi, on se rend compte que, malgré que la population soit passée de 32,9 à 43,4 millions d’habitants, les quantités importées par habitant ont enregistré une croissance de 18% entre 2005 et 2019.
L’analyse des chiffres ci-dessous permet, par ailleurs, de faire deux observations intéressantes :
(i)- d’une part, on notera que la tendance globale au cours des vingt dernières années a été à l’augmentation sensible de la consommation de tabac dans notre pays. De ce point de vue, les efforts déployés dans le cadre de la politique publique de lutte antitabac sont encore loin d’avoir porté les fruits qui pouvaient en être attendus ;
(ii)- d’autre part, le niveau de la consommation de tabac a connu, au cours des dernières années, une baisse non négligeable qu’on ne peut manquer d’imputer aux effets induits tant par l’érosion du taux de change du dinar qui a rendu l’importation de tabac plus coûteuse, que par les premières mesures de taxation plus lourde que les autorités ont commencé à prendre à partir depuis l’année 2014.
Tout ceci permet d’établir un constat d’évidence, à savoir que l’action par les prix est d’une efficacité indéniable. Certes, cette forme d’action n’est sans doute pas suffisante en soi et mérite d’être suivie par toute une série d’autres tâches tout aussi importantes (en termes de communication publique ; de campagnes de sensibilisation ; d’éducation des plus jeunes ; etc.). Mais, néanmoins, elle fournit une indication claire du sens vers lequel les autorités algériennes, aussi bien économiques que sanitaires, devraient concentrer leurs efforts au cours des prochaines années.
Ce constat reflète par ailleurs une des recommandations principales de l’OMS qui confirme parfaitement que l’augmentation du prix est, à raison de son efficacité, une dimension essentielle de toute politique nationale sérieuse visant réduire la consommation du tabac.
5.2- Le prix du tabac en Algérie : un gros retard par rapport au reste du monde
Il est vrai que le prix du tabac en Algérie a connu, au cours des cinq dernières années, quelques augmentations non négligeables qui n’ont pas manqué de freiner la tendance observée depuis le début des années 2000 à la croissance de sa consommation.
Cette situation a pu donner l’impression, au regard des autorités comme à celui des autres acteurs de la politique nationale de santé publique, que le prix effectif du paquet de cigarettes sur le marché national est déjà en soi suffisamment dissuasif.
Dans la réalité, notre pays connait, en termes de prix, d’immenses retards par rapport au reste du monde. Comme le montre clairement le tableau 5 suivant, notre pays se situe à la 85ème position sur un total de 104 pays dans lesquels les prix d’un paquet de 20 cigarettes (paquet de référence de la marque Marlboro) ont pu être relevés :
Tab. 5 - Benchmark Prix Paquet Marlboro - 20 Cigarettes - En $US |
||
Rank |
Country |
Price - $US |
1. |
Australia |
27,10 |
5. |
United Kingdom |
15,10 |
6. |
France |
12,16 |
17. |
Germany |
8,15 |
18. |
United States |
8,00 |
24. |
Saudi Arabia |
6,93 |
26. |
Austria |
6,69 |
28. |
Spain |
6,08 |
30. |
United Arab Emirates |
5,99 |
61. |
Morocco |
3,90 |
70. |
China |
3,09 |
77. |
Egypt |
2,73 |
79. |
Tunisia |
2,59 |
89. |
Algeria |
2,04 |
97. |
Iraq |
1,71 |
98. |
Pakistan |
1,52 |
103. |
Kazakhstan |
1,19 |
104. |
Nigeria |
1,05 |
Source: www.numbeo.org – Price ranking by country of cigarettes- January 2021
Au vu de ce tableau, il apparait nettement que :
- Le prix du tabac en Algérie est encore très loin du niveau qu’il a atteint dans un grand nombre de pays à travers le monde. Il est, comme on peut le constater, inférieur à 8% du prix pratiqué dans le pays qui est en tête de ce classement, à savoir l’Australie.
- Le prix Algérie est en retrait par rapport à l’ensemble des autres pays de la région, en Afrique du nord et en Méditerranée.
- Les pays du bas de tableau sont loin d’être considérés comme des modèles de gouvernance. Il y a ainsi une claire corrélation entre la qualité de la gouvernance et l’engagement dans la lutte antitabac.
Dans de telles conditions, on peut estimer que, dans le cas de notre pays et en prenant en compte son niveau de développement, il lui sera sans doute difficile de s’aligner sur les prix en vigueur dans les pays plus développés. En revanche, il serait fortement recommandé que le prix actuel soit sérieusement revu à la hausse.
La démarche à recommander en la matière serait, dans un premier temps, que notre pays se fixe un prix-cible qui se situerait à l’équivalent de 5 $US et qui pourrait être atteint sur une base graduelle, en deux ou trois temps.
5.3- Une taxation peu cohérente avec les objectifs de la lutte antitabac
Le tabac, qui est reconnu par l’OMS comme étant à l’origine de nombreuses maladies, est, à ce titre, très coûteux pour la collectivité et paradoxalement pour les systèmes de santé. C’est pourquoi tous mettent généralement en place des politiques multiformes de prévention et de lutte contre la prévalence du tabac dans la consommation de nombreuses catégories de la population.
La taxation du tabac vise partout un double objectif :
- d’une part, elle renchérit en amont le prix final à utilisateur et décourage ainsi sa consommation.
- d’autre part, elle offre l’avantage d’alimenter les ressources des budgets publics et d’aider ainsi à procurer des ressources destinées à couvrir, en partie, celles que les Etats mobilisent pour les besoins de soins des ravages provoquées sur la santé des citoyens par la consommation de tabac.
En Algérie, la fiscalité appliquée aux tabacs, est variée et multiforme, mais reste globalement d’un niveau qui ne la distingue pas particulièrement de celle appliquée pour les autres activités économiques, alors que son effet nocif est partout reconnu. Mais surtout, le dispositif fiscal en place n’est pas visiblement calibré pour refléter l’objectif d’une lutte efficace contre la consommation du tabac.
Au sein de notre économie, celui-ci se présente, dans son détail, comme suit :
(i)- un taux normal de TVA à hauteur de 19%, qui n’appelle pas d’observation particulière ;
(ii)- un taux réduit de la TAP (1% au lieu de 2%), l’industrie du tabac étant alignée sur toutes les autres activités industrielles, sans égard à son caractère nocif ;
(iii)- un taux d’IBS avantageux à hauteur de 19%, la production de tabac étant ainsi considérée comme une activité productive économiquement utile. Il faut relever à cet égard que la filière de l’industrie pharmaceutique est soumise à un taux de 5% de retenue additionnelle sur le bénéfice après impôt, là où le tabac, produit nocif et source de pathologies graves, en est exempté ;
(iv)- une TIC (Taxe intérieure à la consommation) appliquée en Algérie à toute une liste de produits dont le gouvernement souhaite décourager la consommation, soit en raison de leur caractère luxueux, du fait qu’ils sont essentiellement importés ou de leur caractère superfétatoire ou nocif pour la collectivité. Cette TIC est applicable à un double niveau : une taxe fixe assise sur le poids net de tabac dans le produit fini, et une part proportionnelle assise sur le prix de vente hors taxe. Le barème des taxes en vigueur (article 25 du Code des taxes sur le chiffre d’affaires), se présente comme ci-après :
Tab. 6 : Barème de la TIC appliquée aux tabacs |
||
|
Barème en vigueur |
|
Part fixe (DA/Kg) |
Taux proportionnel |
|
Cigarettes de Tabac Blond |
2 250 |
15% |
Cigarettes de Tabac Brun |
1 640 |
15% |
Cigares |
2 600 |
15% |
Tabac à fumer (vrac) |
682 |
10% |
Tabac à priser ou à mâcher |
781 |
10% |
Source : Loi des finances 2021 |
(v)- A l’importation, les tabacs sont soumis à un double taux de droit de douane à l’importation :
- Un taux réduit de 15% pour les tabacs destinés à la transformation
- Un taux maximal (30%) pour les produits tabagiques finis destinés à la consommation finale.
(vi)- Il faut souligner également que, dans le cadre de l’accord d’association conclu en 2002 avec l’Union européenne, certains tabacs importés à partir des pays de l’UE et destinés à la transformation industrielle locale sont exonérés totalement de droits de douane pour un contingent global de 9500 tonnes/an, suivant le tableau ci-dessous :
Tab. 7 : Avantage tarifaire accordé aux importations de tabacs à partir des pays de l'Union européenne |
|||
Produit |
Code Tarifaire (6 chiffres) |
Droit applicable |
Contingent exonéré (0%) – en Tonnes |
Tabacs non-écotés |
24 01 10 |
15% |
8 500 |
Tabacs partiellement ou totalement écotés |
24 01 20 |
15% |
1 000 |
Source : Accord d'association Algérie-Union européenne |
Alors que la politique publique est censée décourager la consommation et, par là-même, l’importation de tabacs, cet avantage tarifaire consenti dans le cadre d’un accord commercial préférentiel, qui est en soi une forme de subvention indirecte, est tout à fait surprenant.
(vii)- Enfin, il faut noter que, très bizarrement, les tabacs ne figurent pas dans la liste des produits soumis au DAPS (Droit additionnel provisoire de sauvegarde), un droit mis en place dans un souci de rééquilibrage du déficit de la balance des paiements. Faut-il considérer que cette catégorie d’importations est à considérer comme sensible et qu’elle mérite d’être ainsi exonérée de l’effort global de rationalisation qui est portant demandé à un grand nombre de filières industrielles et agricoles ?
5.4- La croissance démesurée et inexplicable de la facture d’importation des tabacs
La production locale de tabac a été, depuis assez longtemps, en grande partie abandonnée par les agriculteurs algériens ; aussi, les tabacs produits et consommés aujourd’hui en Algérie ont totalement pour origine de la matière première importée. Dans un contexte où le déséquilibre structurel de la balance des paiements a amené les autorités économiques à vouloir restreindre sévèrement les flux d’importation, il devient clair que cet objectif est un argument supplémentaire qui rejoint celui d’une lutte encore plus résolue contre la consommation nationale de tabac.
Il se trouve que la facture annuelle des importations de tabac est loin d’être négligeable. Même si elle a baissé sensiblement au cours des trois dernières années, elle demeure à un niveau extrêmement élevé puisqu’elle avoisine en 2019 le montant de 190 Millions de $US. Le tableau 8 ci-dessous retrace l’évolution de cette facture d’importation au cours des vingt dernières années :
Tab. 8 - Evolution des importations de tabacs, entre 2001 et 2019 |
|||||||
|
2001 |
2004 |
2007 |
2010 |
2013 |
2016 |
2019 |
Importation Tabacs – en Millions $S |
32,1 |
30,4 |
129,1 |
243,4 |
345,6 |
312,8 |
189,9 |
Source : CCI-COMTRADE (Nations Unies) |
Les chiffres disponibles à ce sujet, pour cette période des années 2000, indiquent que la facture des importations a connu une augmentation fulgurante puisqu’elle est passée de 26 millions de $US en 2003 et est allée jusqu’à atteindre le pic de 415 Millions de $US en 2015.
En moyenne annuelle pondérée sur des périodes de cinq années, on peut mesurer, au vu du tableau ci-dessous, à quel point la facture importée du tabac a quasiment explosé au cours des vingt dernières années :
Tab. 9 - Valeur annuelle des Importations, en Millions de $USS |
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|
Moyenne Imports (en Millions USD) |
Moyenne Population (en Millions d'Hab.) |
Importation moyenne (en US$/Hab.) |
Période 2001-2004 |
29,8 |
31,6 |
0,9 |
Période 2005-2009 |
152,9 |
34,1 |
4,5 |
Période 2010-2014 |
344,3 |
37,5 |
9,2 |
Période 2015-2019 |
229,7 |
41,7 |
5,5 |
Source : COMTRADE – CCI |
La croissance des importations de tabacs atteint presque les 1100% entre la période 2001-2004 et la période la plus haute, soit celle des années 2010-2014. Par rapport aux cinq dernières années, la croissance frôle les 800%, ce qui constitue un montant considérable. Mais, par-dessus tout, il faut observer que la moyenne des importations par habitant, qui était de 0,9 US$/Hab. au début des années 2000 a été multipliée par dix (10) pour la période 2010-2014 et par six (6) au cours des dernières années.
A tous égards, ce niveau d’augmentation de la facture des importations est incompréhensible. C’est là une situation qui devrait questionner sérieusement les autorités publiques compétentes, sachant que les fluctuations habituelles du marché international des tabacs n’ont nullement enregistré des écarts de cette ampleur au cours des vingt dernières années.
Par ailleurs, et sachant toute la pression qu’elles ont continuent, à titre d’exemple, d’exercer sur le secteur pharmaceutique national en vue de réduire la facture du médicament importé, l’attitude laxiste a permis de laisser filer à ce point la facture des importations d’un produit aussi nocif pour la santé que le tabac est difficile à expliquer et encore moins à comprendre. S’il fallait une raison supplémentaire pour justifier une réduction conséquente de la consommation de tabac, elle est dans la nécessité de protéger la balance des paiements algérienne qui accuse un déficit annuel de près de 20 Mds de $US.
6- Quelques recommandations sur le système de taxation des tabacs
Comme on l’a vu plus haut, le système de taxation applicable aux tabacs présente, dans sa configuration actuelle, une image plutôt désarticulée et incohérente. Il s’agit donc de revisiter son architecture d’ensemble afin de lui permettre de mieux concrétiser trois types d’objectifs :
- réduire la consommation nationale d’un produit à tous égards nocif. Rappelons à cet effet que, selon l’OMS, la taxation du tabac est considérée comme le levier le plus efficace.
- collecte des ressources pour le budget de l’Etat. Il s’agit là bien sûr d’un objectif accessoire, sachant qu’à la base, c’est la prévalence de l’usage du tabac qu’il s’agit de faire baisser au cours des prochaines années.
- réduire la facture des importations, dans un contexte de tensions fortes pesant sur la balance des paiements du pays.
6.1- Mesures destinées à décourager la consommation : agir sur le prix du tabac
(i)- L’action par les prix étant la voie la plus efficace, il s’agit de travailler de manière graduelle mais résolue et constante sur longue période à remonter le prix actuel du tabac dans notre pays, un prix qui est, comme on peut le constater, l’un des plus bas au monde.
(ii)- Dans un premier temps, il s’agira de remonter progressivement le prix de vente public de sorte à atteindre, au bout de cinq années, un prix du paquet de cigarettes de référence équivalent à 5 US$.
(iii)- Le système actuel de la TIC (Taxe intérieure sur la consommation) est à conserver. C’est l’instrument par lequel s’opère, via les lois des finances, l’ajustement annuel des prix du tabac commercialisé sur le territoire national. Il devrait néanmoins s’effectuer sur la base d’un programme affiché à l’avance et permettant de déterminer le niveau effectif de la TIC applicable, de sorte à atteindre de manière graduelle et sur une base pluriannuelle un prix cible de 5 US$ le prix du paquet de cigarettes de référence.
(iv)- une quote-part des recettes de la TIC (5 à 10%) devrait être orientée vers un fonds spécifique à mettre sur pied auprès de l’autorité sanitaire, et destiné à financer sur le long terme des programmes publics de lutte antitabac, de sensibilisation des catégories les plus jeunes sur les méfaits de ce produit, de solutions pratiques aidant à lutter contre l’addiction au tabac, etc. Faute de pouvoir mettre sur pied un tel fond, cette quote-part devrait orientée vers les caisses de sécurité sociale qui financent la prise en charge des nombreuses pathologies générées par la consommation du tabac.
6.2- Mesures destinées à prélever des recettes pour le budget de l’Etat
(v)- A raison de son extrême nocivité pour la santé publique nationale, l’activité de fabrication du tabac ne devrait pas être regardée comme une activité ordinaire, à l’image de toute autre activité industrielle. Il faut noter, à cet égard, qu’elle est exercée sous forme de monopole public exclusif dans un grand nombre de pays à travers le monde.
(vi)- Aussi, les bénéfices potentiels que peuvent dégager, au plan national, la production et le commerce du tabac devraient être autant que possible orientées vers le budget de l’Etat et vers le financement des soins liés aux pathologies tabagiques.
(vii)- A minima, l’industrie du tabac devrait se voir appliqué le taux maximal de l’IBS, soit 26% au lieu des 19% actuels. Plus raisonnablement, il serait recommandé d’instituer pour cette activité nocive pour la santé publique un taux exceptionnel d’IBS à hauteur de 50%.
6.3- Mesures destinées à réduire la facture des importations de tabacs
(viii)- Sur le volet de la régulation des flux d’importation de tabacs, les autorités algériennes devraient accorder un plus grand intérêt à leur suivi ; elles devraient engager en particulier une évaluation spécifique pour tenter de mieux comprendre et d’expliquer le phénomène qui est à la base de la véritable explosion de la facture des achats en devises du tabac, multipliée par douze (12) en l’espace de quelques années.
(ix)- Il n’est pas compréhensible que les mesures prises en vue de rétablir l’équilibre de la balance des paiements n’aient pas été étendues au cas du tabac. Le DAPS (Droit additionnel provisoire de sauvegarde) devrait ainsi être appliqué aux importations de tabacs, à hauteur de 30 à 60%, de sorte à revenir rapidement à une norme d’importation de tabac qui se rapproche du niveau observé au début des années 2000, soit entre 40-50 Millions de $US, plutôt que 200-300 Millions de $US par année.
(x)- Le bénéfice du contingent de 9 500 tonnes de tabac exonérés à l’importation à partir des pays de l’Union européenne équivaut à une forme de subvention accordée à l’importation d’un produit nocif. Un tel avantage parait, à tous égards, inapproprié mais, comme il s’agit d’un engagement consigné dans un accord international, il ne pourra pas être contourné. Toutefois, dans l’hypothèse où la renégociation des termes de l’accord d’association était ouverte, comme cela est souhaité par l’Algérie, il serait recommandé d’y inscrire la levée de ce type d’avantage commercial.
7- Eléments de conclusion
Les éléments d’analyse mis en avant dans la présente note montrent clairement à quel point la volonté politique exprimée de longue date en faveur de la lutte contre le fléau du tabac n’est pas complètement reflétée dans le dispositif fiscal qui est appliqué à cette filière industrielle.
Comme on a pu le constater, en dehors de la TIC (taxe à la consommation), l’encadrement fiscal de l’activité ne laisse pas clairement transparaitre la nécessité de pénaliser financièrement l’usage du tabac. Par ailleurs, les autorités financières ne semblent pas enclines à tirer davantage de ressources d’une filière qui, partout dans le monde, est considérée comme un gisement fiscal important. Enfin, malgré la croissance fulgurante et difficilement explicable des importations de tabac, il est paradoxal que tout le train des restrictions mis en place depuis 2016 pour contenir le déficit de la balance commerciale nationale ne soit pas venu y mettre un frein.
Toutes ces incohérences mériteraient d’être corrigées non seulement pour tirer des ressources dont le budget de l’Etat a cruellement besoin, mais aussi pour faire en sorte de donner un élan nouveau à la lutte contre un fléau silencieux que l’OMS considère à juste titre comme une véritable épidémie. Il n’est pas acceptable en ce sens que l’Algérie figure parmi les pays où le prix du tabac est l’un des plus bas au monde.
La lacune à rattraper en la matière, c’est celle d’une politique publique de lutte antitabac qui soit mieux formulée, mieux articulée et qui donne lieu à une évaluation régulière et sérieuse qui ne se cantonne pas au seul débat épisodique de la loi des finances autour de la TIC. La lutte contre le tabac ne peut être gagnée vraiment que si elle est menée à bien de manière résolue et dans la durée.
Enfin, pour terminer, on ne peut manquer d’observer que les statistiques collectées par l’OMS sur la prévalence dans l’usage du tabac, en Algérie comme partout dans le monde, sont focalisées sur la population âgée de 15 années et plus. Pour la population plus jeune, la seule politique efficace est celle de la prévention et de l’intervention à travers les structures du système éducatif. Ce volet se situe toutefois hors du champ économique et relève plutôt de la responsabilité d’autres instances, politiques, sociales, éducatives ou sanitaires, que de celle d’un think tank comme CARE.
[1] Cf. notamment : https://www.who.int/fr/news/item/29-05-2019-who-highlights-huge-scale-of-tobacco-related-lung-disease-deaths
[2] Le site-web du Ministère de la santé ne fait pas mention de ces efforts et ne diffuse aucune information sur la politique de lutte antitabac.
[3] https://www.who.int/publications/i/item/who-global-report-on-trends-in-prevalence-of-tobacco-use-2000-2025-third-edition
[4] Consultable sur: https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/42812/9242591017.pdf;jsessionid=3917ED4459FE3893FAEA32CADE1E546D?sequence=1
CARE- Taxation Tabacs - Note Synthétique
Télécharger le document "Des aspects économiques de la lutte antitabac en Algérie . CARE- Février 2021"
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