Ali Kahlane: "Djezzy, aude-là de l'échec d'un partenariat"

Care dans la presse

PAR : Kamel Benelkadi- El Watan
14 Juillet 2021

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Ali Kahlane. Consultant en transformation numérique : «Djezzy ? Cela va au-delà du simple échec d’un partenariat !»

  • La multinationale néerlandaise Veon a décidé de quitter l’Algérie en annonçant la vente à l’Etat algérien de la totalité de ses parts détenues au sein de l’opérateur de téléphonie mobile Djezzy. Quel est votre premier commentaire ?

En 2010, le propriétaire de l’époque avait décidé de vendre Djezzy, une opération financière somme toute normale qui aurait pu se faire et se régler comme telle. Ce qui s’est passé juste après a d’ailleurs montré que l’intrusion de facteurs exogènes et endogènes l’a non seulement desservi sur le plan strictement économique, mais l’a déplacé sur un plan politique, idéologique et même passionnel, ce qui l’a compliqué à tel point que même les repreneurs en ont hérité comme paramètre impérieux pour «gérer» un passif qui ne les concernait pas, car beaucoup plus émotionnel que factuel. L’occasion nous est donnée, avec cette décision du partenaire hollandais, de pouvoir laisser les argentiers du pays seuls travailler sur cette opération avec compétence et sérénité, en dehors de toutes pressions, seuls devraient prévaloir les intérêts de cette entreprise publique économique et la préservation des deniers publics.

  • Pourquoi, selon vous, la société multinationale veut quitter le marché algérien des télécommunications ? Est-il devenu moins attractif ? Quels sont les motifs ?

En fait, cette décision est une demi-surprise, puisque Veon avait déjà annoncé, en février dernier, qu’une décision sera prise le 1er juillet courant à propos du futur de sa filiale algérienne. Djezzy n’est en fait qu’un marché parmi 9 autres de cette multinationale, 5e groupe mondial des télécoms, basé à Amsterdam et coté au Nasdaq. En 2020, ce groupe a réalisé un chiffre d’affaires de 7,98 milliards de dollars, une baisse de 10% par rapport à 2019 sur la base de 209 millions d’abonnés d’une dizaine de pays, dont l’Algérie avec 14,4 millions.

Veon a décidé de céder ses 45,57% dans Omnium Telecom Algérie (OTA) au Fonds national d’investissement (FNI) qui détient 51% et Cevital les 3,43% restants. Pour qu’une entreprise de cette importance arrive à prendre ce type de décision, elle doit forcément être fondée sur des raisons factuelles et objectives, ce qu’on retrouve dans le dernier rapport financier, du «Veon 2020 Earning release» étayé par les termes du communiqué de la cession. Les autres raisons sont liées à l’historique de l’entreprise Djezzy depuis 2002, à sa création jusqu’en 2015 avec le rachat, en passant par 2010, lorsque l’ancien propriétaire a décidé de vendre, sans oublier la période qui va de 2015 à 2020 qui couvre exactement le mandat de l’ex-MPTIC et la MPTTN, actuellement en prison.

Sur la base des seuls chiffres, il est vrai que la situation de Djezzy est peu reluisante, il perd des abonnés ainsi que des parts de marché. Le ralentissement global de la consommation causé par la Covid-19 de par le monde y est bien sûr pour quelque chose. En ces temps de vaches maigres, tous les opérateurs mènent une concurrence agressive, une guerre de prix sans merci, induisant des réductions de marges anarchiques. La perte de 340 000 abonnés de Djezzy en 2020 n’arrange rien, alors que Mobilis et Ooredoo en ont gagnés. Ajoutons à cela la baisse importante de la mobilité nationale avec moins d’usage de la voix, de l’interconnexion et des services data d’une part et la quasi-disparition du roaming international en raison des restrictions de voyage imposées de par le monde, d’autre part. Les dernières mesures de confinement et de couvre-feu de novembre et décembre 2020 ont fini par assombrir définitivement le tableau. Djezzy termine l’année avec un chiffre d’affaires de 689 millions de dollars, soit 87,2 milliards de dinars, en baisse de 11,1% par rapport à celui de 2019. Il n’en fallait pas plus pour justifier le couperet qui tombe et met fin à l’aventure Veon dans notre pays concernant le futur de l’entreprise.

Djezzy a été, pendant 15 ans, le leader incontesté de la téléphonie mobile en Algérie, il a atteint 18,6 millions d’abonnés en 2015. Lorsqu’en 2010, Sawiris a décidé de le vendre à l’opérateur sud-africain MTN, l’Algérie a bloqué l’opération et s’ensuivit une crise qui ne se réglera qu’en janvier 2015 avec sa nationalisation à 51%. Mais rien ne sera plus comme avant. Un retard de 5 années qu’il fallait très vite rattraper. Cela a créé tout un tas de problèmes, comme l’obsolescence des plateformes au moment où se décidait le lancement de la 3G avec l’interdiction d’effectuer des opérations d’importation majeures. Une perte de plus de 4 millions d’abonnés, un retard pour lancer la 3G, mais qui bénéficie aux autres opérateurs… Une course contre la montre s’engage pour rattraper le temps perdu. Il fallait aussi assurer le lancement de la 4G avec une 3G en cours de déploiement. Djezzy commence à remonter la pente avec un management moderne et pugnace, résolument engagé dans le tout-numérique. Cela fait la joie des jeunes et brillants diplômés de l’USTHB et de l’ENP qui sont recrutés en grand nombre pour faire repartir la société et gagner son leadership d’antan.

Ses ennuis ne s’arrêtent pas là, puisque dès 2017, un groupe algérien d’oligarques, proche du pouvoir en place et avec son aide, fait tout pour affaiblir le management de Djezzy. Ses saisines au Conseil d’Etat restent sans suite après des décisions de l’Autorité de régulation (ARPCE) disputées par l’opérateur et qu’il est obligé d’appliquer à son corps défendant. La presse avait rapporté, en novembre 2018, le contenu d’une lettre dans laquelle le Premier ministre de l’époque demandait aux ministres des Finances ainsi qu’au MPTTN de mettre fin aux fonctions du président exécutif et au CEO de Djezzy. Evidemment, cela ne pouvait se faire, car selon le contrat des actionnaires de janvier 2015, ces deux fonctions sont pourvues par Veon et seul ce dernier pouvait les démettre.

Enfin, au-delà de la décision de cette multinationale, Djezzy est une entreprise très rentable, elle est présente en Algérie depuis 20 ans, elle a réalisé des investissements importants, notamment ceux de ces 3 dernières années dans la 4 G et la préparation de la 5G sur la totalité du territoire. Elle possède un capital de ressources humaines de qualité, entièrement algérien et près de 15 millions de clients.

  • Cette décision aura-t-elle un impact sur le marché de la téléphonie mobile et de l’internet en Algérie ?
Djezzy a et aura toujours sa place dans le paysage des télécommunications et du numérique algériens, son avenir en tant que tel dépendra uniquement des compétences et des décisions du management qui le reprendra en charge. Il devra, certes, faire face à des challenges dans un moment difficile et un environnement compliqué. Cette entreprise semble avoir tous les moyens pour transcender toutes les difficultés, au vu des potentialités objectives et les réalités d’investissements colossaux qui, d’après les dernières déclarations du CEO de Djezzy, sont de plus de 17 milliards de dinars, et ce, de 2020 à ce jour, comme ceux dont ont bénéficié la mise en service d’un NOC ultra moderne (Network Operating Center) et l’augmentation de capacités des réseaux pour améliorer le débit internet.
  • L’ouverture de ce segment aux investisseurs étrangers est-elle un échec en Algérie ? Quel est le signal envoyé par cette vente ?
L’étranger investisseur, quelle que soit son origine, vient dans un pays pour gagner de l’argent, rien de plus normal et naturel partout dans le monde, y compris chez nous. Le pays d’accueil profite de cet apport avec la création d’emplois et de richesses, de transfert de technologie et de savoir-faire induits. Cela va aussi mécaniquement augmenter l’attractivité du pays avec un effet boule de neige pour encore plus d’IDE.
 
Pour que cela soit possible, tout le monde connaît la recette, nos gouvernants savent comment interpréter et appliquer les différents classements du Doing business pour nous rendre plus attractifs. Il se trouve qu’année après année, nous nous retrouvons toujours à nous demander pourquoi ce désintérêt vis-à-vis de l’Algérie, alors que la volonté politique est affichée au grand jour et les textes passés et produits par les différents gouvernements vont dans le bon sens pour sensibiliser et faciliter tout investissement venant de l’étranger. Effectivement, cela devient encore plus préoccupant lorsque l’investisseur étranger décide de se retirer. Quant à Djezzy, il est clair que cela irait bien au-delà du simple échec d’un partenariat et d’une succes story algérienne, car le dommage serait au moins double : la perte d’un IDE opérationnel et le très mauvais signal que cela va envoyer à tout investisseur potentiel. Il est bien sûr toujours possible de récupérer l’un et d’améliorer l’autre, cela dépend de quelle manière les pouvoirs publics vont traiter l’affaire dans les semaines et les mois à venir.
  • L’Algérie peine à décoller en matière de débit internet et d’accès à une économie fortement numérisée. Algérie Télécom et les trois opérateurs (Djezzy, Mobilis et Ooredoo) pourront-ils rattraper le temps perdu ?

Notre pays initie et met en place une stratégie nationale de l’intelligence artificielle (la stratégie nationale de recherche et d’innovation sur l’intelligence artificielle (IA), 2020-2030 présentée par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique en janvier 2021, ndlr). Il ne doit plus être permis que le citoyen, pour communiquer avec son administration, soit obligé de se déplacer, en plus uniquement les jours de visite, car les institutions, d’une manière générale, continuent à bouder la communication par mail aussi bien en interne qu’en externe. Il y a nécessité de trouver les moyens d’accorder la priorité aux investissements dans les infrastructures nécessaires à la mise en place des conditions pour obtenir une transformation numérique volontariste et surtout pérenniser le bon débit internet. Un débit qui sera capable de nous aider à changer de paradigme et de basculer vers des modèles économiques et de gouvernance en adéquation avec les défis et les enjeux que nous impose le monde d’aujourd’hui. La volonté politique pour que les choses changent est manifestement là. Elle est surtout au plus haut niveau, l’essentiel est de tenir le cap dans la durée, au-delà des effets d’annonce. Pour le reste, la promulgation de la loi 18-04 du 10 mai 2018 fixe les règles générales relatives à la poste et aux communications électroniques, comme celle qui oblige tout opérateur à se fournir exclusivement chez l’opérateur historique pour son accès à la bande passante internet et le déploiement de sa fibre optique nationale, que cet opérateur soit public ou privé.

Cela a tout simplement réinstallé un monopole aux antipodes de la déclaration de politique sectorielle qui prônait l’ouverture du secteur pour le bénéfice et le bien-être du citoyen et, in fine, pour la promotion de l’économie numérique au moyen d’une saine concurrence. Est-elle toujours d’actualité, l’a-t-elle jamais été ? Une loi qui a été pensée, produite et passée en seconde lecture et dont aucun des amendements n’a été pris en compte, pour répondre et arranger des conjonctures proches du pouvoir afin d’utiliser, user et profiter de l’opérateur historique avec les résultats que l’on connaît.
Kamel Benelkadi
 
https://www.elwatan.com/edition/actualite/djezzy-cela-va-au-dela-du-simple-echec-dun-partenariat-14-07-2021