Mouloud Hedir à EL Moudjahid: «Les incertitudes restent fortement prégnantes»

Care in the press

By : www.elmoudjahid.com
25 Avril 2020

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Les conséquences de la crise sanitaire mondiale s’amplifient à mesure que le virus se propage.

PUBLIE LE : 22-04-2020 | 0:00

Si les effets sur les économies, figées par la paralysie qui a frappé les secteurs les plus stratégiques, le commerce et les transports, notamment, ne sont pas encore évalués à leur juste mesure, il est certain, par contre, que les dégâts laissés en cours de route seront désastreux pour un grand nombre de pays. 

L’Algérie, qui n’est pas en marge de cette crise, devra d’ores et déjà se préparer à affronter l’après-Covid avec tous les défis que suppose cette épreuve délicate, mais aussi décisive. Mouloud Hedir, analyste économique, nous explique, dans cet entretien, les enjeux induits par cette crise et les réponses qui s’imposent, en priorité, pour le cas de notre pays, particulièrement au plan économique.  

Entretien réalisé par : Akila Demmad

El Moudjahid : Le commerce mondial devrait enregistrer une importante contraction, sous l’effet de la crise de Covid-19. Quelle serait l’étendue de cet impact ?

Mouloud Hedir : L’évaluation de l’impact de cette crise sanitaire est difficile à estimer à ce stade. On ne connait pas la durée réelle de la pandémie ni les conditions réelles dans lesquelles s’effectuera la reprise, et pas plus l’étendue du choc dépressif sur l’économie mondiale. L’OMC a rendu public une estimation de la contraction du commerce mondial qu’elle situe dans une fourchette comprise entre 13% et 32% pour l’ensemble de l’année 2020. Ce qui représente une baisse significative, y compris si l’on devait revenir l’hypothèse considérée comme la plus favorable. Cela étant, les incertitudes restent fortement prégnantes, il faut donc regarder avec beaucoup de précaution tous ces chiffres qui circulent actuellement sur l’ampleur de la récession de l’économie mondiale. 

Par sa position de maillon central dans les chaînes de valeur mondiales, tout fléchissement de l’économie chinoise est logiquement répercuté à ce niveau. Vers quel scénario est censé évoluer le commerce international si on devait considérer le comportement actuel du marché pétrolier mondial ?

Beaucoup d’analyses pointent aujourd’hui la fragilité de tous ces réseaux commerciaux qui se sont bâtis à l’échelle planétaire au cours des trente dernières années, avec comme seule boussole la course vers la réduction des coûts. On peut supposer que certains de ces réseaux puissent être redéployés, mais il est peu probable que la mondialisation des fabrications soit remise en question. Certes, de nombreux pays semblent avoir pris conscience de l’extrême dépendance de leur système de santé, du fait de produits et matériels indispensables dont la fabrication a été délocalisée en Asie ou dans d’autres régions du monde. C’était un mauvais choix auquel rien ne les y obligeait, puisque mêmes les règles de l’OMC ne s’appliquent pas dès lors qu’il est question de santé publique ou de sécurité. Il est donc très vraisemblable que des ajustements seront apportés sur ce point particulier mais, pour le reste, la logique de maximisation des profits devrait malheureusement continuer de prévaloir. On peut, à cet égard, rappeler la catastrophe du Rana Plaza, cette usine textile du Bengladesh dont l’effondrement avait entrainé en 2013 la mort de plus 1.200 ouvrières, véritables forçats du travail engagés avec des salaires misérables pour fournir les plus grandes marques internationales du vêtement. Malgré toutes les professions de foi sur le moment, ce drame humain né d’une conception injuste et immorale de l’échange international a été très vite oublié. Il y a fort à parier qu’il en ira de même pour ce COVID 19. Quant au marché pétrolier mondial, il accuse le coup comme de nombreuses autres industries qui ont vu leur demande chuter brutalement avec la pandémie. La seule remarque à ajouter, c’est cette guerre stupide des prix engagée par l’Arabie saoudite et dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a fait qu’affaiblir davantage la position de tous les producteurs.

Les estimations de la reprise attendue en 2021 demeurent incertaines, et sont tributaires de la durée de l’épidémie et de l’efficacité des mesures adoptées pour y faire face, avertit l’organisation. Quelles sont les mesures à prévoir, en urgence, pour le cas de l’Algérie qui affronte une crise sanitaire et économique inédite ?

Pour l’immédiat, les réponses à la crise sanitaire doivent constituer la priorité absolue. Et, parmi ces réponses, il faut inclure l’assistance à apporter à tous ces concitoyens qui ont perdu leur travail du fait des mesures de confinement décidées par les autorités publiques. Comme l’Etat continue à garantir les salaires des fonctionnaires et des entreprises publiques, il devrait veiller à protéger tout autant les employés du secteur privé sans revenus, y compris ceux des secteurs informels. L’autre priorité immédiate est celle des mesures à prendre en direction de toutes ces entreprises qui subissent le choc du blocage de leur activité et qu’il faut préserver à tout prix pour qu’elles soient en mesure de redémarrer rapidement une fois les mesures de confinement levées. Enfin, n’oublions pas que, dans le cas de notre pays, la crise économique et budgétaire était déjà là bien avant cette pandémie du Covid-19. Envisager un simple retour au statu quo ante ne sera donc pas suffisant. C’est pourquoi il parait vital que le programme des réformes structurelles indispensables pour diversifier notre économie soit réfléchi dès à présent, et qu’il puisse être engagé dans les meilleurs délais, sitôt la crise sanitaire dépassée.  

Les entreprises, publiques ou privées, à des exceptions près, sont dans une situation difficile et complexe «au risque, vous l’avez souligné, d’hypothéquer leur survie». Des mesures d’urgence ont été prises par le gouvernement pour justement atténuer cette menace. Ces dispositions sont-elles suffisantes à votre sens ?

A l’évidence, le gouvernement devra aller beaucoup plus loin pour répondre au défi économique que pose le Covid-19 au niveau des entreprises. Ce défi est tout à fait inédit dans la mesure où les mesures sanitaires de confinement reviennent à bloquer des secteurs économiques entiers, que ce soit de manière directe pour les activités contraintes à fermer ou indirectes pour les autres qui subissent de plein fouet les blocages de leur environnement. A ce titre, et pour résumer brièvement, il y a au moins deux aspects sur lesquels les mesures du gouvernement devraient être améliorées :- d’une part, la capacité de résilience varie d’une entreprise à l’autre mais on estime généralement qu’au bout d’un mois en moyenne, l’arrêt d’activité finit par assécher totalement leur trésorerie. Dès lors, il devient nécessaire non seulement de soulager les finances de ces entreprises durant la période de crise, en reportant les échéances immédiates, mais de les mettre en situation de pouvoir redémarrer immédiatement sitôt que les contraintes de confinement seront levées. La réponse appropriée en l’occurrence, qui est presque partout privilégiée, est celle de l’accès ouvert à des financements bancaires garantis par l’Etat. 

D’autre part, il convient de traiter sur le fond le problème des charges fiscales et sociales. Pour l’instant, la tendance est celle du report des échéances, et cela n’est pas suffisant. Pour dire les choses simplement, ce que l’on observe, c’est que le blocage de l’activité, parce qu’il est temporaire et totalement imprévu, ne bloque pas automatiquement l’exigibilité des charges fiscales ou sociales. Dans un tel cas de figure, le simple report d’échéance ne résout pas le problème. A titre d’exemple, une entreprise qui accepte de couvrir le salaire d’un employé en arrêt de travail, ce qui n’est déjà pas sa vocation, y compris d’un strict point de vue légal, doit-elle en même temps s’acquitter des charges sociales et fiscales qui y sont liées ? 

 Il est vrai que l’état dégradé des finances publiques complique la prise de décision, mais toutes ces mesures visant à préserver le tissu de nos entreprises devraient être regardées, non comme une forme d’assistance mais comme un investissement sur l’avenir. 

Pour des raisons évidentes, le problème se pose particulièrement pour les employés du secteur privé et ceux exerçant dans le secteur informel. Comment devra réagir le gouvernement face à cette situation, par quels mécanismes et avec quels moyens, les finances publiques étant ce qu’elles sont ?

Ce problème des travailleurs du secteur privé, qu’ils soient informels ou pas, est extrêmement sérieux. On a vu que le gouvernement a autorisé l’arrêt de travail de la moitié des fonctionnaires auxquels il garantit le versement intégral de leur salaire. 

Il a procédé de même avec les employés des entreprises publiques, lesquelles appliquent mécaniquement la même démarche. Toutes ces mesures sont très généreuses mais elles sont financées, sinon garanties au bout du compte, par l’argent du contribuable. Et d’un point de vue éthique aussi bien que légal, face à un même problème auquel ils sont confrontés, tous les algériens devraient être traités de la même manière. Le mauvais état de nos finances publiques, loin d’être un justificatif à une quelconque discrimination si implicite ou non désirée soit-elle, devrait au contraire inciter à leur usage aussi équitable que possible.

La crise liée au coronavirus vient de souligner le caractère pressant de cette nécessité à revoir les choix économiques de notre pays, notamment en ce qui concerne notre structure du commerce extérieur. La révision envisagée de nos accords commerciaux est-elle aussi aisée qu’on ne le suppose, par rapport à nos engagements internationaux cela s’entend ?

Ce dont nous avons besoin en priorité, avant toute forme de révision d’un accord commercial quelconque, c’est d’une évaluation publique et d’un débat ouvert sur l’ensemble de la politique commerciale extérieure de notre pays. Voila plus de vingt années qu’à ma connaissance, ce volet majeur de la politique publique n’a même pas figuré en tant que tel au menu d’une réunion gouvernementale officielle. Il faut rappeler que l’ancienne législation sur le commerce extérieur, et alors même que celui-ci était considéré comme un monopole d’Etat, obligeait le gouvernement à organiser un débat annuel sur le sujet au niveau de l’APN. Il faut ajouter que les accords commerciaux bilatéraux, régionaux ou multilatéraux ne sont pas de simples textes juridiques que l’on signe pour répondre à tel choix particulier ou à telle contrainte conjoncturelle. Ils doivent s’inscrire dans le cadre d’une politique commerciale lisible et cohérente, laquelle doit elle-même refléter les options de long terme et la vision que l’Algérie se fait de son développement économique et social. C’est ce fil logique, depuis longtemps rompu, qu’il s’agit de retrouver pour sortir une fois pour toutes de ces bricolages incessants dans un domaine qui touche aux intérêts les plus vitaux de notre pays. Pour relever les défis de l’après Covid-19, il faut renouer avec nos valeurs ancestrales, celles du travail laborieux, de la sobriété et du compter sur soi. 

A. D.

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