
Mahrez Ait Belkacem. Expert en ressources humaines : «La phase actuelle mettra en exergue la résilience des entreprises»
-Qui va payer la facture de la libération de 50% des salariés en cette période de lutte contre la propagation du COVID-19 ? Quelles sont les solutions possibles ?
Je ne vous apprends rien en vous rappelant la crise profonde des finances publiques que vit l’Algérie frontalement depuis 2014, date de la chute drastique des prix des hydrocarbures. Dans les think tanks algériens, cette situation ne nous surprend pas puisque nous avions dans de nombreuses notules et études attiré l’attention des pouvoirs publics sur le danger de ne pas lancer les réformes structurelles de notre économie. Nous ne nous contentions pas de jouer les whistleblowers puisque nous avions engagé des études très sérieuses où nous proposions des mesures concrètes, faciles à mettre en œuvre.
Il n’y a qu’à jeter un œil sur le site de NABNI qui s’évertue depuis 7 ans à proposer études et plateformes ou celui de CARE qui, depuis 16 ans propose et continue de proposer des solutions réalistes et réalisables pour améliorer le climat des affaires.
Il faut que la population prenne conscience que ce qu’il est désormais convenu d’appeler la 3issaba n’a pas fait que piller les richesses de la nation, elle a aussi dangereusement fragilisé nos institutions lorsqu’il s’agit de faire face à la pire crise que la société algérienne ait eu à affronter. Pour ce qui concerne la situation sociale, nous avons négligé les mécanismes de protection sociale, voire carrément démantelées. Je pense à la Cnac que je connais bien.
Dans les années 2000, nous disposions d’un fleuron qui en imposait à l’international (le BIT nous sollicitait pour former les responsables chinois de l’assurance chômage, les Tunisiens nous invitaient pour leur présenter notre expérience, idem pour de nombreux pays arabes). Et déjà en 2003, nous avions attiré l’attention du gouvernement sur la nécessité de transformer les statuts de la caisse pour les rapprocher d’un régime universel d’assurance chômage, car les statuts de l’époque étaient trop connotés par l’environnement du programme d’ajustement structurel et ne pouvaient donc pas répondre aux exigences de protection sociale que nécessitait un environnement de travail de plus en plus flexible. J’ai personnellement préparé un rapport très documenté (qui avait fait intervenir expertise nationale et internationale) au gouvernement.
En conseil interministériel en été 2004, j’avais personnellement (et en complète contradiction avec mon ministre de tutelle de l’époque qui s’y opposait sans argumentation aucune) défendu la nécessité de transformer la CNAC en véritable outil de lutte contre le chômage par l’activation des dépenses passives. La CNAC, à l’instar de tous les régimes similaires dans le monde, ne devait plus se suffire à verser une indemnité selon les droits acquis et attendre que les bénéficiaires atteignent la fin de leurs droits, selon l’adage populaire qui édicte que «tu peux me tuer demain pourvu que tu m’épargnes aujourd’hui».
Nous avions alors les moyens financiers de la réforme demandée qui n’exigeait aucun financement des pouvoirs publics, car nous avions développé un bijou de montage financier en mettant à profit toutes les contraintes que vivait l’économie nationale sous-programme d’ajustement structurelle depuis les années 1990.
Ce plan dit «zéro trésorerie» avait permis à la CNAC d’engranger des réserves considérables que nous souhaitions voir affecter au financement d’outils efficaces contre le chômage. Au lieu de cela, la décision du gouvernement a été de faire main basse sur ses réserves, en toute illégalité (l’argent était la propriété des cotisants et non pas à utiliser pour financer un hasardeux dispositif d’appui financier à des porteurs de projets dont on attend toujours les hypothétiques résultats).
Ceci pour dire que la Cnac n’est pas en mesure aujourd’hui de faire face au tsunami social que nous prépare l’économie en pleine décrépitude et la crise sanitaire mondiale. Pas plus que les autres caisses de sécurité sociale, la CNAC n’a plus aujourd’hui les moyens financiers gaspillés et qui auraient pu lui permettre de prendre en charge les conséquences sociales des fermetures d’entreprises et la mise en chômage technique ou autres en cours ou qui se préparent.
Nous avons vu que la plupart des pays confrontés, comme l’ensemble de la planète, à la crise du coronavirus se préoccupent dans le même temps de la santé des citoyens mais aussi de celle des entreprises pour éviter d’ajouter du «malheur au malheur». Voir à ce propos les mesures prises en France, aux USA, au Canada, au Maroc, en Tunisie…
A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Tous les moyens doivent être mobilisés mais avant toute chose, l’initiative doit être prise par le gouvernement dont personne ne songerait à contester la légitimité s’il doit mobiliser ses efforts en direction de ces deux objectifs stratégiques, que dis-je, vitaux. Qu’il prenne les décisions visant ces deux objectifs, fussent-elles douloureuses et peu populaires.
Mais pour ce faire, il doit d’abord et avant tout décréter une trêve politique au cours de laquelle on arrêtera tous les procès susceptibles de provoquer des divisions au sein de la population. La justice devant se focaliser, ce qui est au demeurant l’essence de son existence, sur le respect des lois dont la violation est de nature à mettre en danger l’équilibre économique et social.
Un programme de guerre devrait être étudié et adopté sans délais. Le hirak, qui a démontré ces derniers jours sa capacité à comprendre les enjeux lorsqu’ils répondent à des intérêts vitaux, saura comprendre le pourquoi de ces mesures. Encore faut-il se garder de toute provocation inutile, voire criminelle.
Pour revenir à votre question, les entreprises qui le peuvent contribuerons au paiement de la rémunération des travailleurs arrêtés contre leur gré, et devront le faire si elles veulent assurer les conditions futures de leur survie ; il faut sans délais qu’un groupe de travail de spécialistes soit mis en place pour mettre à jour tout l’armement institutionnel concerné et donner les moyens d’intervenir pour contribuer à l’effort (j’allais dire de guerre) de financement du chômage technique et de survie des entreprises.
Les entreprises laissées à elles-même mourront de leur plus belle mort. Anticipant la situation économique, un groupe de travail composé de membres de CARE (dont je fais partie) et le CJD a travaillé d’arrache-pied, ces derniers mois, alors même que la crise du coronavirus n’était pas encore déclarée, pour produire un plaidoyer (qu’on peut télécharger sur le site de CARE
https://cercle-action-ebweb.s3-eu-west-1.amazonaws.com/haN5xNrN90GUE1MmBDWHv0UL1EJG0JUxJFdedfPc.pd
f ), et proposer au gouvernement des mesures d’urgence afin d’amortir, un tant soit peu, le choc que vont subir les travailleurs et les entreprises qui, nous ne le répéterons jamais assez, vont vivre des moments particulièrement difficiles.
Ce programme a été adressé aux pouvoirs publics et aux principales institutions concernées, depuis une quinzaine de jours. Donc un début de réflexion existe, il ne contient pas les cogitations des seuls chefs d’entreprises puisque dans le groupe de travail il y a deux anciens hauts fonctionnaires de l’État connaissant les enjeux des politiques publiques.
Justement, cette crise vient ajouter des difficultés supplémentaires à celles évoquées dans le plaidoyer.
Il ne faut pas se leurrer, cette phase va connaître beaucoup de disparitions d’entreprises. Certaines disparaîtront car elles ne sont pas en mesure de faire face aux enjeux nouveaux. La phase actuelle mettra en exergue la résilience des entreprises et leur capacité à s’adapter aux aléas du marché. D’autres disparaîtrons en raison d’un environnement institutionnel, incapable de les protéger.
Sinon, comme l’appareil productif algérien se meut dans un environnement institutionnel délétère, nous craignons que cette capacité de résilience soit très faible. Alors, de nombreuses entreprises déposeront leur bilan. C’est le moment ou jamais de mobiliser les vrais compétences, l’heure n’étant plus aux sinécures.
-Sans annoncer des mesures d’appui aux entreprises, dans le dernier conseil des ministres, il a été décidé l’accélération de la collecte des impôts et le remboursement des crédits entreprises face à la baisse des recettes pétrolières. Qu’en pensez-vous ?
Excellente idée en situation normale, mais on ne peut pas agir comme si la crise multiforme, aggravée par la crise sanitaire n’était pas là.
Justement dans le plaidoyer de CARE/CJD ci-dessus cité, soutenu par de nombreuses associations professionnelles et organisations patronales, les entreprises au bord de l’asphyxie, celles qui paient leurs impôts ne pourront, moins que jamais, faire un effort supplémentaire ; elles ne pourront même pas payer leurs impôts dans les délais.
Je prédis que cette mesure n’aura pour seul résultat de précipiter les entreprises vers la faillite ou au mieux (ou au pire, c’est selon) grossir le marché informel.
Le climat des affaires que nous tous déplorons en temps, j’allais dire, normal, va devenir létal.
Il est attendu du gouvernement qu’il soit en mesure de relever des défis jamais égalés.
L’intelligence est plus que jamais requise. Il est plus que temps de lui donner la parole.