Mahrez Aït Belkacem, ancien rapporteur du Cnes, expert en RH et membre de Care : « Le Cnes est devenu une coquille vide »

Care in the press


19 Janvier 2020

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Dans cet entretien, cet ancien responsable du Cnes retrace en exclusivité pour Reporters les luttes des années 1990 et 2000, menées au sein du Cnes pour arracher son indépendance par rapport à l’Exécutif et montre comment ce contre-pouvoir s’est transformé, aujourd’hui, en appareil administratif totalement mis sous tutelle par le pouvoir de l’époque, sans grande utilité économique et sociale.

Reporters : Quelle a été la contribution du Cnes à la vie politique et économique du pays dans les années 1990 et 2000 ?

Mahrez Aït Belkacem : Pour répondre à cette question, il faut se mettre dans le contexte sécuritaire de l’époque. Le réflexe qui m’avait le plus marqué, à l’époque, c’était celui que les gens avaient de se masquer le visage devant les caméras de la Télévision, de peur de se faire connaître. C’est dire si l’ambiance était plombée. Apparaître lors d’une interview télévisée ou parler à la radio ou écrire dans la presse provoquait l’angoisse de ma maman, qui me suppliait de ne plus me mettre en avant. Dans ce contexte mortifère, les productions du Cnes dans ces années-là étaient très attendues, d’autant que la liberté de ton et la qualité des travaux, de ce que j’appelais à l’époque « le Cnes utile », c’est-à-dire de la trentaine de « plumes » que comptaient les quelque 180 membres du Cnes, en rehaussaient la qualité ; d’autant que le contexte étant grave, les gens cherchaient avidement à comprendre ce qui arrivait à notre pays. Les journalistes ont joué un rôle de vulgarisation extraordinaire, en mettant en exergue les travaux du Cnes. Le document le plus attendu était le fameux rapport de conjoncture, qui se prononçait de manière très critique sur l’activité économique de l’exécutif. A l’époque, on peut affirmer sans se tromper que le Cnes jouait un rôle de contre-pouvoir comparable à celui qu’exercent les contre-pouvoirs dans les démocraties avancées. La presse n’hésitait pas à mettre en exergue la moindre réserve émise dans les avis et recommandations exprimées par les membres du Cnes, car ceux-ci étaient documentés et n’étaient pas entachés de la suspicion qui accompagne les déclarations de l’opposition qui, au demeurant, était loin de pouvoir opposer des capacités d’analyses sérieuses aux travaux du gouvernement.

D’ailleurs, les rapports du Cnes étaient tellement craints que, n’eut été la vigilance que nous avions observée lors de l’élaboration du règlement intérieur du conseil (élaboré par les membres du Cnes et approuvé par décret exécutif), le Cnes aurait tôt fait d’être réduit au silence. En effet, lors de l’élaboration de ce fameux règlement intérieur, un débat houleux avait opposé les tenants de l’autosaisine à ceux de l’Exécutif qui voulaient réduire la saisine du Cnes à la seule prérogative conférée au chef de l’Etat et/ou au chef du gouvernement. Cela avait finalement abouti à la reconnaissance aux membres du Cnes du droit de se saisir de toute question relevant de sa sphère de compétence qui était très large. Rappelez-vous de la profusion de documents produits à l’époque sur toutes les questions relevant de l’économie et du social. En effet, grâce à cette reconnaissance au Cnes du droit à s’autosaisir, il a pu continuer à produire, alors même que le gouvernement avait cessé depuis longtemps de lui soumettre toute saisine, quand bien même il était censé en être le conseiller. Alors oui, le Cnes à l’époque de sa création répondait à un vrai besoin d’élargissement de la démocratie participative en l’absence d’une démocratie représentative. D’ailleurs, et à ce titre, il y a lieu de signaler une erreur que les autorités publiques de l’époque avaient bien évité de reproduire, c’était celle de faire jouer au Cnes un rôle politique qu’il se refusait au demeurant de prendre en charge. Ceci est clairement édicté dans son régime des incompatibilités qui interdisait aux membres du Cnes de cumuler leur mandat avec une fonction de direction partisane, un mandat législatif ou une fonction au sein du gouvernement. De même, on ne pouvait cumuler un mandat au Cnes avec une fonction rémunérée au sein du Conseil (article 10 et 11), et ce, pour assurer l’indépendance de jugement de ses membres. La création concomitante d’un Conseil national de transition avait contraint ceux qui cumulaient les deux mandats de se déterminer pour l’une ou l’autre des institutions.

 

Beaucoup pensent que le Cnes est devenu une coquille vide. Partagez-vous cet avis ?

C’est évident qu’aujourd’hui personne ne s’intéresse à cette institution au point que beaucoup se demandent si elle existe encore. La preuve en est que malgré l’obligation réglementaire qui pèse sur son président de publier annuellement la liste des membres du Cnes (dont le mandat est de trois ans) et ce, dans le but de veiller à la représentativité d’un membre, en vérifiant qu’il est toujours représentatif de son mandant durant tout l’exercice de son mandat, le Cnes a cessé d’honorer cette obligation depuis 2003. Et il n’a plus publié la liste de ses membres annuellement.

De même que dans son fonctionnement, le Cnes est tenu de se réunir en assemblée générale au moins trois fois par an en session ordinaire. Ces assemblées étaient très attendues car elles servaient à faire approuver les avis, recommandations et études afin de les rendre publiques. Vous rappelez-vous de la dernière assemblée tenue par le Cnes ? Moi pas ! Enfin, si vous regardez les membres des commissions qui ne se réunissent plus depuis belle lurette, et que nombre d’entre eux n’avaient plus rien à voir avec l’institution ou l’organisme qui les avait mandatés, on est en droit de se demander à quoi il sert actuellement. A titre d’exemple, moi je représentais la défunte association des diplômés de l’ENA, qui a cessé d’exister depuis la fin des années 90… Et bien, si vous examinez la dernière liste des membres qui date de 2003, vous aurez la surprise de constater que son « représentant » y figure encore. Compte tenu de tout cela, et bien oui, on peut affirmer sans crainte que le Cnes est bel et bien devenu une coquille vide. Pourtant, en 2016, un décret très prometteur avait été publié pour y introduire des innovations majeures. Outre l’élargissement du nombre et la diversification de la représentation catégorielle et notamment de la société civile et de la représentation des employeurs (corrigeant ce faisant la parité bien bancale entre les syndicats de travailleurs et ceux des employeurs), l’innovation majeure me semble être la disposition qui oblige la présence d’au moins 30% de femmes parmi la composante des groupes socioprofessionnels. Malheureusement, le décès du président du Cnès en mars 2017 aura certainement porté un coup d’arrêt aux velléités de relance de cette institution, dont on comprend aujourd’hui qu’on n’était pas pressé de relancer puisque, trois ans plus tard, on n’a toujours pas ressenti le besoin de remplacer son défunt président.

 

Quel serait le rôle du Cnes, aujourd’hui, dans le scénario où il serait réactivé ?

Pour répondre à cette question fondamentale, j’ai envie de vous rappeler les missions conférées au Cnes. Il est défini par les textes comme une institution consultative et le cadre du dialogue dans les domaines économique et social. Il est le conseiller du gouvernement. Il est le cadre de participation de la société civile et assure la permanence du dialogue entre les partenaires économiques et sociaux. Il a pour mission d’évaluer les questions d’intérêt national dans les domaines économique et social, dans ceux de l’éducation, de la formation, de l’enseignement supérieur, de la culture, de l’environnement. Il peut même faire des propositions au gouvernement. Beaucoup de conseils économiques et sociaux de par le monde reçoivent pour avis les projets de lois de finances avant même la saisine du Parlement. Ne trouvez-vous pas ces missions fondamentales et essentielles ? C’est tellement important, qu’on a érigé le Conseil national économique et social en institution constitutionnelle (articles 204 et 205). Le seul fait qu’il ne fonctionne pas depuis bien des années est la démonstration de la panne dans laquelle se trouvent le dialogue social et l’intégration de la société civile dans la vie de la Nation. Il est la démonstration de la fracture entre la société et ses institutions. Qu’on me comprenne bien, le Cnes n’est pas là pour régler la question de la représentation populaire, ce n’est pas son rôle, celle-ci se règle via l’application de l’article 8 de la Constitution. Ici, nous sommes dans le domaine de la démocratie participative. Il s’agit d’aménager l’espace d’intervention des catégories représentées dans la société sans concurrencer la démocratie représentative. Alors ne croyez-vous pas que la redynamisation du Cnes est fondamentale afin qu’il cesse sans délai d’être un organe démonétisé sans utilité sociale ?

 

Que préconisez-vous pour instaurer une véritable concertation avec les acteurs économiques et sociaux, préalable à la prise de décision économique ?

Le préalable sine qua non, c’est de s’attaquer à un chantier fondamental, celui d’aider les différentes catégories sociales à se doter de représentants authentiques accédant aux responsabilités représentatives selon une démarche «bottom up ». Il faut éviter les tentations de caporalisation et de parachutage de « leaders » contestés, voire mafieux. Il n’est que de voir ce qu’on a fait de la pseudo représentation syndicale (travailleurs et employeurs) et les scandales qu’elle a couvert. Il faut ériger des mécanismes transparents d’accès aux responsabilités syndicales et associatives.

Il faudrait que des mécanismes limpides à même de garantir une représentativité authentique soient assurés et surtout veiller à la stricte équidistance de l’Etat vis-à-vis des acteurs de la société civile. Je crois qu’avec de telles prérogatives, un conseil économique et social pourra procéder à une véritable mue. Il le ferait en observant le Hirak et puiser en son sein de quoi réhabiliter la représentation catégorielle.

Car la dynamique permanente du Hirak est à même de faire éviter les captations mafieuses et autres représentations préfabriquées. Qui est aujourd’hui en prétention d’affirmer que la société civile ne s’exprime pas à travers le Hirak ? Dès lors, y puiser les femmes et les hommes à même de le réhabiliter me semble être une saine démarche pleine d’espoir, pour la refondation de nos institutions.