La crise de l'ENIEM: Une crise de gouvernance

Notes

By : CARE
15 Décembre 2020

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Les graves difficultés de l'ENIEM illustrent cette logique de l'échec qui marque de son sceau le mode de gouvernance des entreprises publiques. 

La crise de l’entreprise ENIEM,

Ou

 Les erreurs de la gouvernance du secteur public économique 

 

L’usine d’électroménager de Tizi Ouzou est de nouveau à l’arrêt. Le Directeur général de l’entreprise accuse la banque de lui refuser le financement de ses intrants importés, lesquels seraient bloqués au niveau du port. Les travailleurs mis en congés d’office manifestent dans la rue et interpellent le ministre de l’Industrie. Celui-ci, rappelons-le, était intervenu personnellement sur le même dossier et pour les mêmes raisons, en début de l’année 2020, pour débloquer la même situation et aider l’entreprise à se remettre au travail. Le même ministre se refuse aujourd’hui, pour des raisons faciles à comprendre, à rééditer l’opération sauvetage. 1200 travailleurs sont menacés de chômage dans une région politiquement sensible.

 

 

1- Au-delà du cas ENIEM, les interrogations de CARE

Dans un contexte aussi perturbé, il y a tout lieu de penser que, même si elles connaissent le caractère précaire de l’opération sauvetage, les autorités interviendront une nouvelle fois comme elles l’ont toujours fait chaque fois qu’une entreprise publique est menacée de cessation d’activité. Le problème, c’est bien connu, ne se limite pas au cas présent de la seule ENIEM ; aussi, c’est ce mode de gouvernance des entreprises publiques, dont chacun reconnait aujourd’hui qu’il ne fait que reproduire la même logique de l’échec, qui soulève aux yeux de CARE de multiples interrogations. En voici quelques-unes, non limitatives :

- Si ce type de soutien financier s’applique aux activités productives publiques, pourrait-on imaginer qu’il puisse bénéficier également à des entreprises privées ? Dans le cas contraire, n’y-a-t-il pas là une forme de distorsion de concurrence qui contrevient à la législation nationale en matière de concurrence ?

- Pourquoi l’Etat doit-il continuer à intervenir dans des opérations qui, raisonnablement, devraient relever de la stricte compétence des banques en relation avec leurs entreprises clientes ?

- S’il s’agit effectivement de protéger l’emploi, existe-t-il quelque part un calcul quelconque qui permette d’évaluer la quantité d’emplois productifs qui pourraient être créés dans la même activité et avec ces mêmes montants de ressources publiques qui continuent d’être injectées dans des entreprises non viables ?

- Pourquoi le montant total des déficits des entreprises publiques couverts chaque année par le Trésor public n’est-il pas rendu public ?

- Quelles limites de ressources financières assigner à ce processus de soutien aux entreprises publiques non viables en cette période de fortes tensions pesant sur les finances publiques du pays ?

- Il n’est pas inutile de rappeler que, lors de la dernière conférence sur la relance économique tenue en août dernier, tous les intervenants ont insisté sur la nécessité de mettre fin à la discrimination entre secteur public et secteur privé. Mais dans la pratique, comment mettre en œuvre une telle orientation sans au préalable baliser avec précision le champ de la gouvernance des entreprises publiques ?

Toutes ces interrogations, qui sont en réalité posées depuis longtemps, ont été systématiquement passées sous silence tant que les ressources du Trésor public étaient abondantes. Maintenant que ce dernier fait face à des déficits annuels de plus en plus lourds, il est sans doute venu le temps de commencer à se défaire de cette dynamique de l’échec et du gaspillage de ressources de plus en plus rares.

Aussi, est-ce l’occasion, pour CARE, d’inviter à ce débat majeur pour l’économie algérienne, un débat dont la présente note tente d’esquisser quelques contours.

 

2- Les difficultés de l’ENIEM, un révélateur de celles du secteur public économique ?

On observera d’abord que toutes les parties prenantes dans ce dossier de l’ENIEM, à savoir la direction générale de l’entreprise, son syndicat, le ministre compétent, se sont exprimés publiquement. Le seul point de vue qui manque, et qui est pourtant essentiel, est celui de la banque qui refuse de continuer à financer un client lourdement endetté et qu’elle considère sans doute, aujourd’hui comme hier, comme insolvable en l’état. Ce silence de la banque, et par certains égard celui du ministre des Finances, n’aide pas vraiment à tirer quelque leçon que ce soit et à engager le seul débat qui vaille.

En soi, les difficultés financières de l’ENIEM, pour être sérieuses et préoccupantes, ne seraient qu’un problème somme toute secondaire pour une économie de la taille de l’Algérie. Ce qui est en revanche sérieux et préoccupant, c’est que cette entreprise n’est qu’un cas de figure parmi de nombreuses autres qui sont dans la même situation pour des raisons diverses, plus ou moins valides ou plus ou moins compréhensibles et qui cumulent des déficits d’année en année.

La problématique des déficits cumulés des entreprises publiques qui pèsent sur les banques publiques et sur les comptes du Trésor est posée depuis de nombreuses années. La crise liée à la pandémie actuelle du coronavirus, qui a affecté des secteurs d’activité entiers à l’exemple des transports aériens ou maritimes, du tourisme, ou de certains segments de l’industrie a sans doute contribué à aggraver une situation déjà dégradée.

On peut donc supposer raisonnablement qu’à ce stade, le cas présent de l’ENIEM ne représente que l’avant-poste de difficultés plus sérieuses auxquelles l’économie algérienne devra faire face au cours des prochains mois ou des prochaines années.

 

3- Les entreprises publiques sont légalement faillibles

Au plan juridique, les entreprises publiques sont des entités régies par le Code de commerce et, à ce titre, leur mode gestion ne diffère pas de celui d’une entreprise à capitaux privés. En d’autres termes, si celles-ci consomment leur capital, elles doivent être déclarées en faillite avec tout ce que cela implique comme possibilités de rachat par d’autres parties intéressées, de sauvegarde des intérêts du Trésor, de modalités de liquidation des actifs résiduels, de règlement judiciaire, etc.

Or, force est de constater que cette voie de la faillite a toujours été soigneusement évitée, aucun gouvernement n’ayant jamais osé recourir à une telle solution, pourtant parfaitement autorisée par la loi.  

Le résultat de cette situation, ce sont des plans de sauvegarde qui sont de temps en temps décidés et mis en œuvre pour résorber tout ou partie des déficits cumulés, chaque fois que la conjoncture des finances publiques le permettait, des plans qui prenaient différentes formes ; rachat ou effacement ou consolidation de dettes ; recapitalisations ; restructurations financières ; dissolution et reprises par d’autres entités publiques, etc.

Le refus de faire jouer à plein les règles du Code de commerce était compréhensible tant que l’Etat était le propriétaire direct des entreprises dont il détenait le capital. Depuis que celles-ci sont devenues des entités de droit privé qui sont créées par devant notaire et qui ne se distinguent donc plus des autres entreprises que par la nature de leur actionnaire unique, le recours aux procédures de la mise en faillite n’est plus qu’une sorte de tabou psychologique qui, loin d’aider réellement les entreprises concernées, fonctionne plutôt comme un verrou qui bloque l’assainissement progressif de toute l’économie publique et qui pénalise sa croissance et sa compétitivité.

A contrario de l’idée qui semble encore prévaloir aujourd’hui, la technique de la mise en faillite est un procédé économiquement sain qui préserve les intérêts des actionnaires, stimule la concurrence et protège l’économie nationale dans son ensemble. La législation nationale devrait d’ailleurs être complétée à cet égard par l’introduction de mesures d’accompagnement des entreprises en cessation de paiement, qu’elles soient publiques ou privées (dispositif du concordat ; statut des liquidateurs et administrateurs provisoires ; des liquidateurs ; facilitation des transferts de propriété ; formation des magistrats spécialisés ; vulgarisation des textes législatifs et réglementaires applicables ; etc.)

 

4- Les nombreuses lacunes de la gouvernance des entreprises publiques

Le cas de l’ENIEM est en réalité loin d’être isolé. Il est symptomatique, en l’occurrence, d’une situation beaucoup plus répandue qu’il n’y parait et qui porte en elle la marque de nombreuses défaillances du système de gouvernance qui régit depuis de longues années les entreprises publiques algériennes.

Ce sont ces défaillances qu’il s’agit d’examiner ici et auxquelles les autorités compétentes devraient apporter les réponses les plus appropriées.

 4.1- Protéger les intérêts de l’Etat actionnaire ou ceux de l’économie nationale ?  

Les décisions à prendre face à une entreprise quelconque qui connait des difficultés financières ne sont jamais uniformes et doivent prendre en compte la nature réelle des difficultés auxquelles elle fait face : cas de mauvaise gestion manifeste ; événements conjoncturels imprévus ; pertes de marchés occasionnelles ou définitives ; état de dégradation des comptes financiers ; choix stratégiques assumés de la part du propriétaire public ; etc. Chaque expérience d’entreprise est donc à considérer en tant que telle.

Face à une équation financière complexe à résoudre, la dissolution pure et simple ou la mise en faillite n’est certes pas la panacée, mais elle peut s’avérer une solution tout à fait réaliste et économiquement nécessaire et ne doit pas être exclue de manière systématique. Dans la mesure où une entreprise publique donnée n’est plus financièrement viable, que son activité ne présente aucun caractère stratégique majeur, il ne sert à rien de tergiverser et vouloir la maintenir à tous prix : le Trésor public perd des ressources précieuses ; les personnels perdent des qualifications qui pourraient se recycler avantageusement ; le coût social in fine est toujours plus élevé.

En l’occurrence, il faut souligner que lorsque l’Etat actionnaire vient au secours de ses entreprises, ce qui est en soi tout à fait régulier, son intervention se fait à travers des banques qui dépendent directement de lui, ce qui expose souvent à des risques de confusion : face à l’injonction de son propriétaire, le banquier n’a d’autre solution que d’obtempérer, indépendamment donc du point de vue qui est réellement le sien ou de l’intérêt de la banque. C’est pourquoi, dans la mesure où l’intervention de l’Etat actionnaire ne peut être exclue, il serait souhaitable qu’au préalable, celui-ci ne se mette pas systématiquement en première ligne et qu’il laisse les banques concernées faire régulièrement le travail qui est le leur ; leur avis sur la santé financière de leur client et le traitement des difficultés auxquelles il est confronté devrait pouvoir s’exprimer clairement et librement et en dehors de toute interférence externe.

Ce risque de confusion des rôles est encore plus critique quand il s’agit des contradictions potentielles qui ne peuvent manquer de surgir à chaque fois entre les préoccupations statutaires de l’Etat actionnaire et celles de l’Etat responsable de la conduite de l’économie nationale dans son ensemble.

En effet, eu égard au poids écrasant des banques publiques au sein de l’économie algérienne, les pressions implicites ou explicites exercées sur elles en matière de financement des entreprises publiques créent forcément un effet d’éviction préjudiciable aux attentes du reste de leur clientèle.  Plus préoccupant encore est le fait de consacrer des ressources budgétaires qui sont celles de la collectivité nationale au sauvetage systématique d’entreprises publiques en difficulté et qui pose un problème sérieux de gestion des finances du pays.

Aussi, le principe qui a besoin d’être réaffirmé et mis en avant, c’est que dans le système de prise de décision, les intérêts de l’Etat en charge de gérer l’économie nationale devraient toujours prévaloir sur ceux de l’Etat actionnaire d’entreprises publiques, les deux n’étant pas toujours convergents.

4.2- Faire confiance et responsabiliser entièrement les organes sociaux

Faire face à des contraintes financières est une situation tout à fait normale et régulière pour toute entreprise. Ce sont là les aléas permanents de la vie économique sous tous les cieux et c’est, faut-il le rappeler, la mission première de ses organes sociaux que d’avoir à y prêter attention et de veiller à l’en prémunir.

Ce que le cas de l’ENIEM illustre parfaitement aujourd’hui, c’est que les organes sociaux de l’entreprise, censés être en première ligne, ne s’expriment pas d’un point de vue institutionnel. Au lieu de quoi, c’est le ministre de l’industrie qui est sommé de s’expliquer et de trouver des solutions par rapport à des difficultés qui, en bonne logique, ne devraient pas relever de son autorité directe.

Le traitement politique qui semble prévaloir trop largement dans le traitement de problèmes strictement économiques et/ou financiers fait passer au second plan la recherche des solutions les plus appropriées et n’aide pas à la saine gestion du patrimoine public. La conséquence logique, c’est que la responsabilité première qui incombe aux organes sociaux passe au second plan, en dépit des missions éminentes qu’ils sont censés exercer conformément à la loi.

Aussi, pour que les entreprises publiques redeviennent une source de création de valeur plutôt qu’un poids pesant sur le budget de l’Etat, il semble évident que la première tâche à laquelle devraient s’atteler les autorités serait de restituer aux organes sociaux des entreprises les pouvoirs pleins et entiers que la loi leur confère.

4.3- La transparence dans la gestion du secteur public, un enjeu de premier ordre

Sur un plan plus global, on ne peut manquer de relever que le débat sur l’activité des entreprises publiques et sur leurs performances n’est presque toujours engagé que lors des crises financières cycliques auxquelles elles sont exposées. Les raisons en sont sans doute multiples, mais cela tient en tout premier lieu aux insuffisances de l’information relative à la gestion des entreprises publiques algériennes. Des insuffisances qui se manifestent au moins aux trois niveaux suivants :

- un premier niveau est celui des entreprises elles-mêmes. Les rapports annuels d’un grand nombre d’entreprises publiques, à commencer du reste par celles du secteur bancaire qui sont un reflet de l’état de la situation économique générale du pays, ne sont pas toujours accessibles, sinon avec des retards ou dans des formats insuffisamment détaillés ;  

- un second niveau est celui de la documentation pertinente, chétive sinon totalement absente, sur la politique que les autorités publiques compétentes entendent conduire, globalement ou secteur par secteur, à travers leur participation directe dans l’important patrimoine d’entreprises qui dépend de leur autorité directe. Aussi, en dehors de préoccupations sociales le plus souvent liées à la sauvegarde de postes d’emplois, rien ne permet de comprendre pourquoi telle ou telle entreprise publique en difficulté devrait être éligible à l’aide publique plutôt que d’être, à titre d’exemple, privatisée ou simplement dissoute. De même que rien ne permet de savoir en quoi une activité donnée serait mieux assurée par une entreprise à capitaux publics plutôt que par une ou plusieurs entreprises privées ;     

- enfin, le troisième niveau est celui de l’information touchant à l’orientation stratégique qui préside à la gestion du secteur public économique en tant que tel. Ainsi, il n’existe aucune source accessible rendant compte publiquement des décisions d’une instance aussi importante que celle du CPE, le Conseil des participations de l’Etat. Cette instance, qui est pourtant le lieu où se prennent les décisions les plus importantes concernant l’avenir des entreprises publiques petites et grandes (et par de multiples égards, celui de l’économie nationale), ne publie toujours jusque-là aucun rapport sur son activité ni aucun compte rendu des décisions qu’elle est amenée à prendre.  

Cette faiblesse, sinon cette absence, de transparence à tous les étages de la gestion de ce qui touche pourtant à un patrimoine public national est une des raisons qui explique le mieux l’état de dégradation de la situation économique de nombreuses entreprises publiques.

 

 

5- Limites de la régulation centrale de la gestion des entreprises publiques

Même si le secteur des entreprises publiques a vu sa part considérablement réduite au cours des vingt-cinq dernières années, son poids spécifique au sein de l’économie nationale demeure toujours d’une importance économique et sociale majeure. Aussi, la santé et le niveau des performances de ces entreprises, dont certaines sont des leaders incontestés de leur filière professionnelle, sont des éléments essentiels de la santé et des performances de l’économie algérienne dans son ensemble.

A ce titre, on ne peut éviter de relever certaines insuffisances ou imprécisions dans le système actuel de régulation et d’encadrement du secteur public économique.

5.1- Les insuffisances de l’encadrement budgétaire du secteur public économique

Le suivi budgétaire des comptes du secteur public économique et en particulier celui des engagements du Trésor public est à coup sûr un des angles morts du contrôle parlementaire qui est censé légalement s’exercer sur les finances publiques du pays.

Ce contrôle, qui est une prérogative constitutionnelle dévolue à l’assemblée populaire nationale, est supposé s’étendre à l’ensemble des dépenses de l’Etat. Or, jusque-là, l’observation laisse apparaitre une double lacune :

- d’une part, les parlementaires algériens ne semblent s’être jamais intéressés aux réalités de la gestion du secteur public économique, de ses succès comme de ses échecs. La loi leur confère pourtant d’importantes prérogatives qui les autorisent à exiger des rapports périodiques sur l’usage fait des ressources que l’exécutif déploie chaque année en direction des entreprises publiques. A priori, et sauf cas très rares ou peu connus, ils n’ont pas réellement eu recours à cette possibilité qui leur était légalement ouverte ;

- d’autre part, ils n’ont jamais non plus demandé des informations explicites sur les engagements du Trésor public en direction des banques qui accusaient dans leurs comptes les déficits des entreprises publiques, ou les garanties exigibles sur les projets de ces dernières. Même s’ils ne sont pas comptabilisés directement dans le registre des dépenses du budget de l’Etat, les échéances liées à ces opérations financières du Trésor public correspondent à des dettes dont l’Etat est tenu de s’acquitter. Ces opérations dites hors budget grèvent les comptes publics et auraient mérité une plus grande attention de la part de la représentation nationale. Il faut relever à ce sujet que, dans le cadre de la nouvelle loi d’orientation des lois de finances adoptée en 2017, la présentation du budget devrait, à compter de l’année 2023, intégrer obligatoirement le détail de cette catégorie particulière de dépenses de l’Etat.   

5.2- Les cas particuliers de Sonelgaz et Sonatrach ou les errements du mode de financement des subventions de l’énergie

La représentation nationale ne s’est non plus jamais inquiétée des contraintes que l’Exécutif fait peser sur les deux plus grandes entreprises publiques du pays, à savoir la Sonelgaz et la Sonatrach. Ces entreprises sont en effet les deux supports de la politique publique de subvention des prix de l’électricité, du gaz et des carburants.    

Dans la pratique, il faut savoir en effet que ce sont ces deux grandes entreprises qui préfinancent  pour le compte de l’Etat la subvention publique des produits en question ; ce dernier est tenu en principe de leur rembourser la part subventionnée du prix des produits qu’elles mettent à la disposition des ménages ou des entreprises, mais, dans la pratique, ce remboursement ne s’effectue que de manière très aléatoire :

- pour la Sonelgaz, la subvention n’est pas du tout remboursée. Il est vrai qu’en contrepartie, l’Etat couvre ses déficits annuels successifs et prend à sa charge la garantie des financements de ses projets de développement. Mais cette situation, outre qu’elle n’est pas conforme à la loi, transforme de fait l’entreprise en un simple démembrement de l’administration ministérielle, obérant ainsi ses capacités d’innovation et ses performances économiques et financières.

- dans le cas de la Sonatrach, le remboursement intervient certes, mais avec plusieurs années de retard. Selon les déclarations faites en novembre 2020 par le ministre de l’Energie devant la commission des finances de l’APN, le montant des créances non remboursées par l’Etat, représentant les subventions du prix des carburants pour la période 2015-2020, s’élevait à fin octobre 2020 à un montant de 897 Mds de DA. A quoi s’ajoutent 53,4 Mds de DA payées aux unités de dessalement d’eau de mer qui ne sont également pas compensées.

Ainsi, la politique publique, loin de protéger ou de stimuler la croissance de ces deux grandes entreprises publiques, les utilise au contraire comme des caisses destinées à pallier aux déficiences de la politique budgétaire nationale.   

 

5.3- Les lacunes de l’entrée en bourse des entreprises publiques

Alors même qu’il a mis en place depuis près d’une trentaine d’années tout un dispositif institutionnel conçu pour encourager le financement de l’économie nationale par la voie boursière, il est frappant d’observer l’absence des entreprises publiques au niveau de la Bourse d’Alger.

Compte tenu de leur taille souvent plus importante que celles du secteur privé, les entreprises publiques auraient dû être au cœur de l’animation de la place boursière algérienne. Cette lacune est encore plus dommageable dans le cas des banques publiques.

Ainsi, au moment où les autorités publiques encouragent les entreprises à entrer en bourse, leur réticence à inviter les entreprises qui sont sous leur contrôle direct à se conformer à cette même orientation témoigne d’une forme d’incohérence qui affecte la crédibilité et l’efficacité de la politique économique du pays.  

5.4- La discrimination envers les entreprises privées

Les garanties systématiques qui sont apportées par l’Etat actionnaire à ses entreprises, y compris quand elles ont failli, posent un double problème du point de vue de la politique économique. En effet :

- d’une part, la législation en vigueur en matière de concurrence est censée prohiber toute forme de discrimination entre entreprises, indépendamment de la nature de leur actionnariat. Or, il est manifeste que le traitement des difficultés financières des entreprises publiques est totalement avantageux par rapport à celui appliqué aux entreprises privées. Un grand nombre d’entreprises privées disparaissent ainsi chaque année sans que l’Etat ne se soucie de leur devenir. Dans ce même sillage, on relèvera que, face à la pandémie du coronavirus, les employés des entreprises publiques ont été totalement compensés, ce qui n’est pas le cas de ceux des entreprises privées ;

- d’autre part, dans une conjoncture marquée par une crise économique et financière sévère, il est évident que le mode actuel d’allocation de ressources de plus en plus rares crée un effet d’éviction qui pénalise fortement les entreprises privées. Au-delà, et compte tenu des faibles performances globales du secteur public économique, c’est l’ensemble de l’économie nationale qui est in fine pénalisée. 

 

6- Eléments de conclusion

Le constat général qui ressort de cette analyse du mode actuel de gouvernance des entreprises publiques laisse clairement apparaitre de nombreuses lacunes tout à fait visibles et, par-delà, une forme de laxisme qui ne sert ni les intérêts de celles-ci ni ceux de l’économie nationale dans son ensemble.

Faute d’une vision cohérente quant au rôle et à la place de ce secteur public économique, les choix qui sont opérés face aux difficultés vécues au cas par cas surdéterminent le poids des contraintes sociales au détriment de leur croissance et de leur devenir. En croyant les protéger, l’Etat actionnaire les enfonce et les condamne, et s’expose lui-même à effacer sans cesse des montants de dettes financières de plus en plus insupportables.

Le traitement de fond de ce problème devrait dépasser celui des cas individuels qui lui sont posés actuellement, à l’image de celui de l’ENIEM, pour aller vers une refonte globale du mode de gouvernance des entreprises publiques.

La présente analyse laisse transparaitre en filigrane quelques-uns des axes de travail qui devraient guider cette indispensable réforme. On notera en particulier :

6.1- la nécessité de faire prévaloir de manière systématique les règles de concurrence dans le traitement des difficultés des entreprises publiques ou privées ;

6.2- les organes sociaux des entreprises publiques devraient jouer à l’avenir pleinement le rôle qui est le leur, en excluant toute forme d’ingérence des structures ministérielles dans leur administration et leur gouvernance, en dehors des cadres strictement définis par la loi ;

6.3- le refus de l’ingérence politique ou administrative devrait s’appliquer en particulier dans le cas des banques publiques qui devraient décider librement et sur des bases strictement professionnelles des ressources financières dont elles disposent ;

6.4- la nécessité de faire coter en bourse une part minimale (20 ou 30%) des actions des grandes entreprises publiques, de sorte non seulement à renforcer la transparence de leur gestion mais aussi à mieux servir les intérêts de l’économie nationale ;

6.5- des mandats écrits devraient être donnés à chaque administrateur d’entreprise public, avec des objectifs clairs et quantifiés, préalablement à son recrutement ;

6.6- la nécessité de recruter les dirigeants des entreprises publiques suivant un dispositif d’appel à la concurrence transparent et ouvert. Pour certaines des grandes entreprises publiques, le recours à des compétences étrangères devrait pouvoir être autorisé ;

6.7- la mise au point d’une charte de la gouvernance des entreprises publiques, en s’inspirant notamment du modèle des « lignes directrices de l’OCDE sur le gouvernement des entreprises publiques[1] » et des recommandations de l’Institut algérien de gouvernance d’entreprise « Hawkama El-Djazair »

6.8- un rapport annuel sur les résultats économiques et financiers des entreprises publiques devrait être produit, rendu public et donner lieu à un débat télévisé au sein de la représentation nationale.

CARE- Décembre 2020


 

[1] Document consultable sur le site de l’OCDE. Cf. :  https://www.oecd-ilibrary.org/governance/lignes-directrices-de-l-ocde-sur-la-gouvernance-des-entreprises-publiques-2015_9789264244221-fr

 

 

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